vendredi 30 septembre 2011

L'ISLAMISME VU PAR L’ÉCRIVAIN ALGÉRIEN BOUALAM SANSAL



Alors qu'il publie «le Village de l'Allemand», le grand romancier algérien s'explique ici sur les liens entre hitlérisme et islamisme, la politique de Bouteflika et les choix diplomatiques de Sarkozy. Ce qu'il dit est terrible

En exergue, un mot du narrateur annonce la couleur du livre. Noire, très noire: «il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis». Ce n'est pas une coquetterie. Il n'y en a jamais chez Boualem Sansal. Dans son cinquième roman, deux frères d'origine algérienne tiennent leur journal. Ils vivent en France, banlieue parisienne, et apprennent avec horreur la destinée de leur père: Hans Schiller, héros du FLN, était officier SS; il vient de finir ses jours au bled, égorgé par le GIA.
Pour son fils aîné, l'histoire des camps d'extermination se découvre dans son insupportable singularité, et s'inscrit dans sa chair, jusqu'à la folie. Pour le cadet, directement confronté à la «talibanisation» de sa cité, l'équation entre nazisme et islamisme s'impose avec cette certitude: «l'imam de la tour 17, il faut lui couper le sifflet». Entre leurs deux voix alternées, Sansal fraie la sienne, subtile mais ferme, qui dans une intrigue serrée noue sans faiblir les questions les plus brûlantes: banlieues, Algérie, nazisme, fanatisme... Servi par tant de talent, son courage force l'admiration. «Le Village de l'Allemand» est un coup de poing dans le gras de nos plus rassurantes illusions: la fin de l'histoire n'a pas eu lieu. G.L.


Le Nouvel Observateur - Ce qui donne son titre au roman, c'est la destinée d'un criminel de guerre nazi, ancien SS qui a trouvé refuge en Algérie, où il est devenu un héros de la guerre d'indépendance en formant des combattants du FLN... S'agit-il d'une histoire vraie? Comment est né ce roman?
Boualem SansalBoualem Sansal. - «Le village de l'Allemand» est né d'une histoire vraie et d'un déluge de questions. Un jour, au début des années 1980, alors que j'étais en déplacement professionnel à l'intérieur du pays (dans la région de Sétif), je me suis arrêté dans un village (Aïn Deb, dans le roman), attiré par son «look» exotique. Il ne faisait pas couleur locale, il avait un petit air d'ailleurs. J'y ai pris un café et en arrivant à destination, j'ai questionné les personnes qui m'attendaient. J'avais à peine fini de dire «En venant chez vous, je suis tombé sur un drôle de village qui m'a fait penser au village d'Astérix le Gaulois...» qu'on s'exclama fièrement: «Ah! le village de l'Allemand». On m'expliqua que ce village était «gouverné» par un Allemand, ancien officier SS, ancien moudjahid, naturalisé algérien et converti à l'islam. Dans la région, on le regardait comme un héros, un saint homme qui avait beaucoup fait pour le village et ses habitants. J'ai senti chez mes interlocuteurs une réelle admiration à l'évocation de son passé nazi, ce qui n'était pas pour me surprendre: la geste hitlérienne a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d'ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus aujourd'hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d'Irak. Avec quelque emphase pour bien m'éblouir, on m'expliqua que cet Allemand avait été envoyé par Nasser comme expert auprès de l'état-major de l'ALN et qu'après l'indépendance il avait enseigné dans la prestigieuse académie militaire de Cherchell. C'était en effet quelqu'un. J'avais voulu retourner au village et voir cet homme de près mais le temps m'avait manqué.
Depuis, j'ai souvent pensé à cette histoire. Je lui trouvais beaucoup d'aspects intéressants: le côté aventureux et romantique de cet Européen venu se battre pour l'indépendance de l'Algérie, sa retraite dans un village du bout du monde, sa conversion à l'islam, l'ascendant sympathique qu'il a pris sur ses habitants. Il y avait aussi le côté noir, celui de l'officier SS ayant servi dans les camps d'extermination.
N.O. - Comment cet aspect-là pouvait-il être occulté?
Croix_gammée_croissant_0.jpgB. Sansal. - En y pensant, je me suis avisé de quelque chose que je savais mais sans lui avoir jamais accordé plus d'importance que cela: la Shoah était totalement passée sous silence en Algérie, sinon présentée comme une sordide invention des Juifs. Ce constat m'avait choqué. Le fait est que jamais, à ce jour, la télévision algérienne n'a passé de film ou de documentaire sur le sujet, jamais un responsable n'en a soufflé mot, jamais, à ma connaissance, un intellectuel n'a écrit sur le thème. C'est d'autant plus incompréhensible que nous avons fait de notre drame durant la guerre d'Algérie, l'alpha et l'oméga de la conscience nationale. Je pense qu'à ce titre nous aurions également dû nous intéresser aux drames qui ont frappé les autres peuples, partout dans le monde. Il me semble qu'on ne peut avoir pleine conscience de sa tragédie et s'en trouver plus fort que si on considère aussi celles des autres. Quelle autre façon avons-nous de situer son histoire dans l'histoire humaine une et indivisible? Ne pas le faire, c'est quelque part mépriser sa propre histoire, c'est privatiser quelque chose qui appartient à l'humanité, pour en faire, par glissement naturel ou par calcul, au mieux une épopée que chacun peut agrémenter selon ses besoins, au pire un manuel de lavage de cerveau. En Algérie, au demeurant, on a réussi à faire les deux: une merveilleuse épopée en mouvement perpétuel et un abominable manuel de décérébration massive. Je me demande comment nous pourrions un jour sortir de ce double sortilège.

N.O. - Pour reprendre le titred'un livre paru en 1990, votre roman propose en somme une nouvelle vision, extrêmement sombre, des rapports entre «le croissant et la croix gammée» (1). D'autant qu'à l'arrière-plan se profile le rôle des services secrets égyptiens de Nasser... Ce passé-là en tout cas, volontiers méconnu - sinon occulté, nous entraîne très loin des visions manichéennes de la décolonisation qui ont souvent cours. N'est-ce pas une nouvelle façon pour vous de déconstruire l'histoire de la libération nationale en Algérie (dont vous avez déjà dénoncé les mythes, notamment dans «Poste restante: Alger»)?
Boualem Sansal. - Quand j'ai décidé de faire de l'histoire de cet Allemand la trame d'un roman, je me suis retrouvé avec beaucoup de questions sans réponses. Je n'ai hélas pas pu me rendre dans ce village pour mener enquête. Tant de choses ont changé en Algérie depuis le début des années 1980 qu'il m'est vite apparu inutile de m'y rendre. Durant la «décennie noire», tout déplacement était suicidaire, le pays était sous contrôle des GIA. Et plus tard, alors que la sécurité sur les routes s'était améliorée, j'y ai renoncé, je me suis dit que le village était au mieux sous la coupe d'un notable issu de l'Alliance présidentielle, donc livré à la gabegie et à la corruption, au pire sous la férule d'un émir «résiduel» du GIA et que toute trace de cet Allemand avait dû être effacée. J'ai recueilli quelques dires ici et là, et puisé dans les livres pour reconstituer la possible trajectoire de cet homme, et d'une manière générale de ces criminels de guerre nazis qui se sont réfugiés dans les pays arabes.
0802_litteraire.jpgEn avançant dans mes recherches sur l'Allemagne nazie et la Shoah, j'avais de plus en plus le sentiment d'une similitude entre le nazisme et l'ordre qui prévaut en Algérie et dans beaucoup de pays musulmans et arabes. On retrouve les mêmes ingrédients et on sait combien ils sont puissants. En Allemagne ils ont réussi à faire d'un peuple cultivé une secte bornée au service de l'Extermination; en Algérie, ils ont conduit à une guerre civile qui a atteint les sommets de l'horreur, et encore nous ne savons pas tout. Les ingrédients sont les mêmes ici et là: parti unique, militarisation du pays, lavage de cerveau, falsification de l'histoire, exaltation de la race, vision manichéenne du monde, tendance à la victimisation, affirmation constante de l'existence d'un complot contre la nation (Israël, l'Amérique et la France sont tour à tour sollicités par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois, le voisin marocain), xénophobie, racisme et antisémitisme érigés en dogmes, culte du héros et du martyre, glorification du Guide suprême, omniprésence de la police et de ses indics, discours enflammés, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, matraquage religieux, propagande incessante, généralisation d'une langue de bois mortelle pour la pensée, projets pharaoniques qui exaltent le sentiment de puissance (ex: la 3ème plus grande mosquée du monde que Bouteflika va construire à Alger alors que le pays compte déjà plus de minarets que d'écoles), agression verbale contre les autres pays à propos de tout et de rien, vieux mythes remis à la mode du jour.... Fortes de cela, les dictatures des pays arabes et musulmans se tiennent bien et ne font que forcir. Plus que mille discours, cinq petits jours de Kadhafi à Paris ont suffi pour édifier les Français sur la nature de nos raïs. Ah, quelle morgue, ce Kadhafi! Maintenant, ils peuvent comprendre ce que nous subissons tous les jours qu'Allah nous donne à vivre sous leurs bottes.
N.O. - Mais ce que raconte votre roman, c'est surtout la découverte du nazisme lui-même, aujourd'hui, par les deux fils de l'Allemand devenu Algérien. Pour eux, qui vivent dans une cité de la banlieue parisienne, cette découverte est un traumatisme. La question de la transmission de cet insupportable héritage est ainsi au cœur du livre - notamment à travers le texte de Primo Levi qui s'y trouve cité. Est-ce une question qui vous hante directement? S'agit-il de lutter contre une forme de négationnisme ambiant?
Boualem Sansal. - Je me pose souvent la question: comment réagiront nos jeunes le jour où ils ouvriront les yeux et que tomberont les certitudes débilitantes qui ont été leur pain, leur lait et leur miel quotidiens depuis la prime enfance. On imagine le chaos. Ils devront repenser tout ce qui leur a été inculqué: religion, identité, histoire, société, Etat, monde. Je me dis avec tristesse qu'ils ne pourront pas mener ce travail de reconstruction et que probablement ils ne trouveront personne pour les aider. Les vieux auront aussi à se refaire. C'est parce que leurs yeux se sont quelque peu décillés au début des années 1980 sur l'impasse dans laquelle le FLN avait mis le pays, que les jeunes Algériens ont massivement rejoint le FIS et les groupes armés. Ils avaient besoin d'autres certitudes, c'était urgent. Vers quoi iront-ils maintenant qu'ils ont compris que l'islamisme ne payait que par la mort et que la voie de l'émigration leur était fermée? J'ai voulu m'engager dans cette problématique, le choc de la vérité, et j'ai choisi de le faire d'une manière à la fois positive, façon de ne pas insulter l'avenir et croire que nos jeunes sauront trouver une issue (comme Malrich, l'enfant des banlieues) et dramatique comme pour Rachel que la révélation de ce que fut le passé de son père a mené au suicide. Je ne sais pas si l'Allemand de Aïn Deb avait des enfants. Je lui en ai donné deux, Rachel et Malrich, et je les ai brutalement mis devant le passé de leur père. Ils ne sont pas réels mais je m'en suis voulu pour la douleur que je leur ai infligé.
Devant ces révélations, se pose la terrible question: sommes-nous comptables des crimes commis par nos parents, d'une manière générale par le peuple auquel nous appartenons? Oui, cette question me hante et je n'ai pas de réponse. Je me dis que nous ne sommes responsables de rien mais en tant qu'héritiers, le problème nous échoit, nous n'y pouvons rien. Je me dis que nous n'avons à faire ni repentance ni excuse mais en tant qu'héritiers le problème nous échoit. Il n'y a pas de réponse mais il y a peut-être une solution: que les enfants des victimes et ceux des coupables se rencontrent et se parlent, autour d'une histoire qu'ils écriront eux-mêmes. Ensemble, de cette façon, ils éviteront peut-être le manichéisme que naturellement les acteurs de la tragédie portent en eux. N'est-ce pas d'ailleurs ce que nous faisons depuis que le monde est monde?
N.O. - Votre Ministre des Anciens combattants a récemment déclaré que Nicolas Sarkozy devait son élection, en France, à l'appui d'un «lobby juif». Faut-il y voir une sorte de résurgence - ou de symptôme - du passé qu'évoque votre roman? Et que pensez-vous de la façon dont Sarkozy a réagi à cette provocation? De son attitude, en général, vis-à-vis des dirigeants algériens et sur les relations franco-algérienne?
Boualem SansalBoualem Sansal. - N'était la réaction française qui a éveillé notre attention, les propos scandaleusement antisémites d'un de nos ministres, comme ceux du chef du gouvernement contre Enrico Macias, seraient passés inaperçus chez nous. Il faut le savoir, nos oreilles sont saturées, nous n'écoutons jamais les insanités de nos sinistres gouvernants. De Ben Bella à Bouteflika, c'est le même discours de haine, enseigné dans nos écoles et nos mosquées, relayé et amplifié par la télévision et les officines de la propagande.
Je trouve que Sarkozy a été pusillanime, il aurait dû différer sa venue, et demander officiellement à Bouteflika de désavouer publiquement son ministre. Il aurait dû maintenir Macias dans sa délégation. Sarko et sa délégation étaient les invités de l'Algérie, pas seulement de M. Bouteflika.
Sarko et Boutef qui se donnaient allègrement du «Mon ami Abdelaziz» par-ci, «Mon ami Nicolas» par-là, n'ont pas été au bout de leur soudaine amitié. Pour nous, la chose est sacrée: L'ami de mon ami est mon ami. En foi de quoi, Macias, l'ami de Sarko, aurait dû, obligatoirement, trouver sa place dans le cœur de Boutef. Je ne me souviens pas, soit dit en passant, que celui-ci ait été mis devant pareil et inutile affront lorsqu'il est allé en France, à l'invitation de Chirac. Au contraire, il eu droit au grand jeu, Parlement, Champs-Élysées, petits fours et tutti quanti. En se dérobant, Sarko lui a donné quitus de son insulte (car nul ne doute qu'il ne soit derrière les déclarations de son ministre), il l'a même encouragé à récidiver et pour nous qui espérions voir les relations algéro-françaises enfin se tourner vers l'avenir et nous apporter un peu d'air et de progrès, c'est décevant.
N.O. - Ce qui frappe de plein fouet à la lecture, ce qui est très violent dans votre roman, c'est évidemment le jeu de miroir entre le nazisme d'hier et l'islamisme d'aujourd'hui. Le journal de Rachel insiste sur la spécificité de l'Extermination. Mais son frère Malrich, qui perçoit l'imam de sa cité comme un SS, va jusqu'à écrire: «quand je vois ce que les islamistes font chez nous et ailleurs, je me dis qu'ils dépasseront les nazis si un jour ils ont le pouvoir». Dans quelle mesure partagez-vous ce point de vue?
Boualem Sansal. - Nous vivons sous un régime national-islamiste et dans un environnement marqué par le terrorisme, nous voyons bien que la frontière entre islamisme et nazisme est mince. L'Algérie est perçue par ses enfants eux-mêmes comme une «prison à ciel ouvert», disent les uns, et comme «un camp de concentration», disent les autres qui meurent à petit feu dans les cités. On ne se sent pas seulement prisonniers de murs et de frontières étanches, mais d'un ordre ténébreux et violent qui ne laisse pas même place au rêve. Nos jeunes ne pensent qu'à se jeter à la mer pour rejoindre des terres clémentes. Ils ont un slogan qu'ils répètent à longueur de journée en regardant la mer: «Mourir ailleurs plutôt que vivre ici». Les Harragas (les brûleurs de routes) avant d'être des émigrés clandestins sont des prisonniers évadés. Ils devraient être accueillis en tant que tels et non comme des hors-la-loi que l'on punit de la manière la plus cruelle: en les renvoyant au pays.
N.O. - En ce qui concerne la menace islamiste, plusieurs événements récents donnent hélas raison à l'inquiétude et à la noirceur qui imprègnent votre roman: les attentats qui viennent de se produire à Alger, par exemple. Des voix s'élèvent pour mettre en cause la responsabilité de la politique de «Réconciliation nationale» menée par le président Bouteflika. Est-ce aussi votre avis? Entre l'épisode sanglant des villageois égorgés par le GIA en 1994 - que l'on trouve dans votre livre - et ces attentats-suicides orchestrés par Al-Qaïda, quelle évolution voyez-vous se dessiner?
Serment_Barbares.jpgBoualem Sansal. - La «Charte pour la Réconciliation nationale» de M. Bouteflika n'est pas un moyen de rétablir la paix et ce qui va avec, la justice, la vérité, la démocratie, la culture, la prospérité. Elle est un anneau de plus à la chaîne totalitaire que le régime du FLN a déroulée sur le pays depuis l'indépendance. Elle ne dit rien d'autre que cela: «Réconciliez-vous autour de moi, Bouteflika, que les islamistes cultivent leur champ et que les démocrates et les laïcs cultivent le leur, l'Algérie est riche pour tous». Nous avions une Algérie qui se battait pour la liberté, nous voilà avec deux Algérie séparées par un fossé plein de sang et d'amertume. En vérité, la Réconciliation avait un autre objectif: couvrir les chefs de l'Armée et des Services secrets coupables de crimes massifs durant la «décennie noire», redorer le blason du régime, apporter une pièce maîtresse au dossier de M. Bouteflika qui rêve d'être couronné Nobel de la Paix.

Le Dr. Saïd Saadi, chef du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) a récemment déclaré que l'Algérie était en voie d'«irakisation». Je partage ce point de vue. Tant que le régime sera là, le désordre ira croissant. Comme elle le fut dans les premières années de son indépendance, une terre d'expérimentation où tous les vendeurs d'utopies dans le monde venaient proposer leurs recettes-miracles, l'Algérie sera, comme l'Irak, un terrain où viendront s'affronter toutes les factions et toutes les mafias du monde. El-Qaïda l'a bien compris, elle y a installé une succursale. Hier, c'était les Frères Musulmans, puis les Afghans, aujourd'hui, c'est la nébuleuse El-Qaïda et demain, on rebattra les cartes et de nouveaux acteurs apparaîtront. Le système corrompu et nauséabond du FLN est ainsi, il attire les mouches. Le barrage à cela est une démocratie insérée dans l'ensemble maghrébin et l'Union méditerranéenne.
N.O. - Comment lutter contre cette menace terroriste? Votre livre pose à de nombreuses reprises la question, mais n'apporte guère de réponse... Quel rôle peuvent jouer les démocraties occidentales? La façon dont Sarkozy vient de recevoir Kadhafi est-elle, comme il le dit, une voie possible pour encourager la démocratie face à l'islamisme?
Boualem Sansal. - Avec des régimes comme ceux de Bouteflika et Kadhafi, les démocraties occidentales ne peuvent pas grand-chose. Tout ce qu'elles diront et feront sera retourné contres elles et contre nous. Nos leaders sont de redoutables tennismen. Ils connaissent tous les coups pour détruire les balles en vol. Comme d'habitude, ils se dresseront sur leurs ergots et crieront : ingérence, colonialisme, néocolonialisme, impérialisme, atteinte à nos valeurs islamiques, lobby juif, etc!
La menace terroriste ne les gêne pas plus que ça. En tout cas, ils veulent la gérer selon leurs vues et besoins tactiques, loin du regard étranger. «Le terrorisme reste à définir», disait Kadhafi en Espagne. Bouteflika avait dit une chose similaire. La menace terroriste est pour eux pain béni, elle leur permet de maintenir la société sous étroite surveillance et ridiculiser ses prétentions démocratiques, toujours présentées comme susurrées par l'Occident dans le but d'affaiblir nos valeurs nationales.
La méthode Sarkozy est peut-être une voie. En recevant les dictateurs, en travaillant avec eux, on les légitime, certes, mais peu à peu on les déshabille, on les montre sous leur vrai jour, on les implique dans des projets communs. Ne se sentant plus menacés par les discours de l'Occident sur les droits de l'homme, ils pourraient avancer sur la voie de la normalité (je le dis sans trop y croire). La méthode implique que dans nos pays, la société civile et les partis politiques se mobilisent pour accentuer la pression interne. Quoi qu'il en soit, il est trop tôt pour juger de l'efficacité de la méthode Sarko. J'aurais quand même préféré qu'il reçoive Kadhafi dans la discrétion, ce richissime bandit ne méritait pas tant d'égards.
N. O. - Qui peut agir alors?
Boualem Sansal. - La lutte contre l'islamisme, matrice du terrorisme, réclame un engagement des musulmans et de leurs théologiens. Il leur revient de sauver leur religion et de la réconcilier avec la modernité, faute de quoi l'islam finira par n'être plus que l'islamisme. Mais le danger dans les pays arabes et musulmans est tel qu'aucun théologien n'ose entreprendre ce nécessaire travail d'ijtihad. Et les intellectuels qui s'y emploient avec talent dans les démocraties occidentales (Soheib Bencheikh, Malek Chebel, Mohamed Arkoun, Abdelwahab Meddeb...) ne sont guère entendus dans nos pays. Mon humble avis est que l'islam a déjà trop pâti de l'islamisme et du nationalisme arabo-musulman, je ne vois pas comment il pourrait reprendre le chemin des Lumières qui jadis fut le sien.
N. O. - L'islamisation de certaines cités de banlieue, en France, est également au cœur du livre: non seulement on y «fabrique» des talibans, mais c'est un véritable état (totalitaire) dans l'état (républicain) qui se dessine. Un état avec ses lois et son impôt: «la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée», prophétise Malrich. Pire, il la compare à un«camp de concentration», dont les habitants, en proie au désœuvrement, seraient sous l'autorité tyrannique de l'imam leurs propres «kapos». Là-encore, ce diagnostic extrêmement radical (du personnage) vous semble-t-il justifié? N'est-il pas quelque peu caricatural? Et si non, sur quels éléments vous fondez-vous?
Boualem Sansal. - Le diagnostic de Malrich n'est pas exagéré. C'est la triste réalité. Dans nos pays, les cités populaires abandonnées par l'Etat à la misère, au banditisme et à l'islamisme sont déjà des camps de concentration. Certaines banlieues françaises sont de la même manière sous la coupe des gangs mafieux et islamistes, en connexion avec les gangs d'Algérie et les réseaux salafistes d'El-Qaïda dans le monde. Le journaliste Mohamed Sifaoui, à travers ses enquêtes sur le terrain et ses documentaires, en a apporté la preuve. Moi-même, au cours de mes déplacements en France, j'ai eu l'occasion de le constater et de l'entendre de la bouche même des habitants de ces cités.
N.O. - Le seul remède indiqué par votre roman, ici encore dans la filiation de Primo Levi, c'est l'usage de la parole, le souci de dire la vérité contre l'oubli, le mensonge, le silence. Pensez-vous que l'écriture peut être une arme politique? Au moment du 11 septembre 2001, vous aviez été l'un des rares et tout premiers intellectuels de culture musulmane à dénoncer le fanatisme. Vous sentez-vous moins seul aujourd'hui?

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Boualem Sansal. - Le Verbe est tout. Il peut tuer et ressusciter. Je ne me situe évidemment pas à ce niveau. J'écris pour parler, parler à des gens, des frères, des amis, des passants tranquilles, et même, s'ils le veulent bien, à ceux qui rêvent de détruire l'humanité et la planète.
Ce sont les lecteurs qui font des livres une arme politique. Plus ils sont nombreux et plus ils sont forts, ils peuvent s'associer, crier, brandir le poing et chasser ceux qui nous font du mal avec leur fanatisme, leurs mensonges, leurs rapines, leurs crimes.
Le 11 septembre a été pour nous tous un choc terrible. Ce jour, nous avons commencé à comprendre que l'islamisme était dans une démarche autrement plus radicale que celle que nous lui attribuions: lutter contre les tyrans en terres d'islam et instaurer la charia. Sa véritable démarche est l'extermination de l'autre, le croisé, le Juif, l'athée, le musulman laïc, la femme libre, le démocrate, l'homosexuel, etc (la liste ne cesse de s'allonger). Il n'est limité dans son projet que par l'absence entre ses mains d'armes de destruction massive. Devant une telle folie, la mobilisation a été bien timorée. Pire, ici et là, on a composé avec lui, on lui a fait des concessions (voile islamique, gestion des mosquées, éducation, prêches à la télé, fermeture des écoles enseignant en français...), on lui a abandonné des zones entières (des villes et des banlieues) et très peu aujourd'hui osent aborder frontalement la question de l'islamisme, encore moins celle de l'islam, otage de l'islamisme. En Algérie, en application de la «Réconciliation», ce mot, comme celui de terroriste et beaucoup d'autres, ont tout simplement disparu du vocabulaire des officiels. On parle «d'égarés manipulés par la main de l'étranger». On revient toujours au complot contre la nation algérienne.
N.O. - En exergue, le narrateur principal indique que le livre contient «des parallèles dangereux qui pourraient [lui] valoir des ennuis». Ne craignez-vous pas vous-même d'en avoir? Vous avez dû quitter vos fonctions dans l'administration en 2003. Et votre dernier livre [«Poste restante : Alger»] a été interdit en Algérie en 2006. Pensez-vous que celui-ci sera autorisé? Et pourquoi, au fond, restez-vous en Algérie, là où beaucoup ont préféré l'exil?
Boualem SansalBoualem Sansal. - Les censeurs sont légions dans nos pays et ils sont très vigilants. Ils traquent le mot, la virgule, l'attitude. «Poste restante Alger» a été interdit avant même d'arriver en Algérie. «Le Village de l'Allemand» le sera certainement. Comme il touche à plusieurs thèmes sensibles, je m'attends à un déluge de tirs croisés. Je le dis comme ça dans le but de provoquer une réaction inverse: un grand silence méprisant. C'est le mieux qui puisse arriver. Nos censeurs sont toujours très dangereux quand ils s'intéressent à quelqu'un.
Comme beaucoup d'Algériens, les jeunes et les moins jeunes, je suis constamment taraudé par l'envie de «m'évader» du camp. Et toujours, au moment de ramasser mon baluchon et de prendre la clé des champs, je me dis que, après tout il est plus intelligent de détruire le camp, une pièce rapportée, que de fuir le pays. L'Algérie est un beau et grand pays, il vient de loin, il a une longue et passionnante histoire, ayant fricoté de près avec tous les peuples de la Méditerranée, il n'est pas né avec le FLN, il n'a rien à voir avec sa culture, ses camps, ses apparatchiks et ses kapos, un jour il reprendra sa route sous le soleil et sa terre reverdira. J'aimerais être là pour le voir.
Propos recueillis par Grégoire Leménager

«Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller», par Boualem Sansal, Gallimard, 256 p., 20 euros.


Né en 1949, Boualem Sansal vit près d'Alger. Il est l'auteur de plusieurs romans, dont «le Serment des barbares» (1999) et «Harraga» (2005). Haut fonctionnaire au ministère de l'Industrie, il a été congédié en 2003. 

lundi 26 septembre 2011

PLUS JAMAIS PEUR, film de Mourad Ben Cheikh







C’est le titre d’un film de Mourad Ben Cheikh, un jeune tunisien primé au festival de Cannes en sélection officielle hors compétition.
Le titre reproduit le texte en arabe d’une banderole d’un manifestant du 14 janvier, jour où les tunisiens ont « dégagé» leur dictateur Ben Ali.

La construction du film-documentaire sur la révolution du Jasmin, s’appuie sur un entretien psychothérapeutique d’un patient sans visage, qui souffre d’un poly traumatisme psychologique du à toutes les peurs accumulées et à la terreur inculquée et imprimée par le régime dictatorial et policier de Ben Ali à tout un peuple, représenté par ce patient sans visage.
Même la paranoïa qui touchait tous les tunisiens a été évoquée par un jeune membre d'un comité de quartier qui protégeait ses habitants contre la milice de Ben Ali. Heureux de la libération de la parole, il disait à ses amis de circonstance à quel point l'ami se méfiait de son ami de peur qu'il ne soit un "indic" au service de ZABA. 

Pour exorciser ses peurs, la psychiatre l’encourage à les exprimer par une création artistique. En l’occurrence faire un patch work en déchirant dans les journaux qu’elle lui soumet tout ce qui nourrissait ses peurs.

En déchirant les journaux pour n’en retenir que les photos et les passages qu’il va assembler, il déchire symboliquement les journaux qui représentaient à eux seuls tout le système Ben Ali, quand les journalistes zélateurs ne produisaient que des articles laudateurs à la gloire du Président du Changement du 7 novembre 1987 !
Journaux qui faisaient honte à tout un peuple.


Vers la fin du film le patchwork prend tournure et le patient semble guéri de ses démons.

La musique du film n'est autre que l'hymne national chanté par Alia Sellami, sur un air de berceuse avec un rythme lent et doux comme pour accompagner le convalescent dans sa sortie du cauchemar où l'avait plongé Ben Ali. Elle lui rappelle que : « Si un jour un peuple décide de vivre, force au destin d’y répondre, force à la nuit de se retirer et force aux chaînes de se briser », quatrain du poète national tunisien, Abou El Kacem Echabbi.



Le cinéaste nous donne la clef de son film lors du débat qui suivra sa projection :
Les tunisiens par leur révolte se sont émancipés de l’image du père très prégnante dans les sociétés dites arabo musulmanes. Ce qui est un acte fondateur, dit-il, que vont copier d’autres peuples arabophones : Egypte, Libye, Syrie, Yémen … qui rejettent à leur tour leur "père de la nation" autoproclamé pour une présidence à vie transmissible à sa descendance. Mais qui commence à toucher aussi les monarchies : Bahreïn, Jordanie, Maroc….

Ce fil conducteur, permettra au cinéaste d’illustrer ces peurs par le parcours de trois tunisiens devenus célèbres pour leur combat et leur courage en lesquels tous les tunisiens se retrouveront le 14 janvier pour dire stop à la dictature :
      -          L’avocate Radhia Nasraoui, militante des droits de l’homme
      -          Le journaliste Cherif Hamma, et
      -          La blogueuse Lina Ben Mhenni.

Choix judicieux : bien que je ne connaisse pas la couleur politique du réalisateur, je pense que son choix s'est porté sur des "acteurs" pacifistes à l'image de la révolution elle même qui s'est caractérisée avant tout par son coté pacifique. S'il n'a pas parlé des islamistes qui ont payés eux aussi leurs tribus à la dictature de ZABA, c'est parce que leur mouvement Ennahdha n'a pas brillé par son pacifisme ! Bien au contraire, les tunisiens ont encore en mémoire leurs terrorisme aveugle et leurs attentats dans lesquels des tunisiens sont morts.

Ces trois personnages, chacun à sa manière donnera une densité émotionnelle à leur témoignage. Toute fois, le cinéaste n’a pas voulu semble-t-il tomber dans le pathos, puisque chacun de ses « acteurs » ou leurs proches, apportent en plaine dramaturgie une note humoristique. Humour devenu pour les peuples opprimés, seul recours pour continuer à vivre. C’est un peu leur façon de résister.

Radhia Nasraoui et son mari Hamma El Hammami émouvants tous les deux, racontent quelques anecdotes à propos de leurs incessantes démêlées avec la police secrète de Ben Ali, dont une touchante : un portraitiste sur les quais de la Seine à Paris, suppliait Radhia de poser elle et sa fille pour lui. N’ayant pas d’argent, elle a refusé. Il insistait, lui proposant le prix d’un euro par portrait. Cela l’a bouleversée, qu’elle ait trouvé plus nécessiteux qu’elle. Elle accepte. Au cours de la séance, il lui semble la reconnaitre. Elle décline son identité. En effet il connaissait son combat. Il lui avoue qu’il avait renoncé à se suicider le jour où les médias ont parlé de sa grève de la faim, admiratif de son courage et de son obstination devant l’adversité, lui qui vit, lui dit-il,  dans un pays libre.

La jeune blogueuse Lina, était la plus touchante des 3 « acteurs ».
Pudique, c’est par son père pas peu fier de sa fille, que nous apprendrons son propre combat contre le lupus, une maladie auto-immune rare, qui s’est attaquée à ses reins. De dialyse en dialyse elle ne doit de survivre qu’à la greffe du rein que sa mère lui donnera.

Cette jeune fille de parents militants, trouvera dans la révolte de Sidi Bouzid un exutoire pour exorciser sa peur de sa maladie qui la minait de l’intérieur et dont elle se sentait prisonnière.
Elle sera parmi les premiers à vouloir enquêter sur la mort de Mohamed Bouazizi. 
De ce qui était du domaine inconsciemment allégorique entre le corps et la maladie, elle va découvrir l’ampleur des dégâts du régime policier de Ben Ali et le grand mal qui ronge tout le corps social tunisien dont Mohamed Bouazizi va se libérer en s’immolant.
La rage dans le ventre elle décide de témoigner de ce qu’elle voit, puisque l’information officielle est quasi inexistante, utilisant pour cela les nouveaux réseaux sociaux.
Elle a eu le courage de témoigner sous son vrai nom via son blog ! Ce que la police secrète de Ben Ali ne tardera pas à repérer pour venir cambrioler ses parents et voler toutes ses vidéo reportages.
Modeste, Lina conteste que son père admire son engagement politique et son militantisme, ce qu’elle refuse d’admettre ; se contentant d’un rôle d’observatrice qui rend compte de ce qu’elle voit, dit-elle.

Quand au père, il dit que chaque fois qu’il passait devant le ministère de l’intérieur, devenu le ministère de la torture pour les tunisiens, cela lui ravivait ses souffrances et les tortures qu’il y avait subi sous le régime de Ben Ali. Il n’en fera le deuil, dit-il, que depuis le 14 janvier quand les tunisiens viendront à bout de leur « Bastille ». Par ailleurs il n'a cessé de rendre hommage aux tunisiennes qui étaient nombreuses et souvent aux premières lignes lors des manifestations et lors des accrochages avec les forces de l'ordre. Les tunisiens leurs doivent leur révolution, rappelle-t-il.

A la fin de la projection, il y a eu quelques questions posées au cinéaste sur la révolution tunisienne et son évolution. Devant certaines inquiétudes des français, nombreux dans la salle, le cinéaste s’est voulu raisonnablement rassurant. Particulièrement en ce qui concerne la montée de l’islamisme en Tunisie, estimant que ce parti ferait probablement 20 à 30 % des voix mais qu’on ne gouverne pas même avec ce score, pas plus que le Front National qui frôle les 20 % en France ne gouvernera le pays.
A une militante pour les droits de l’homme qui demandait quelle action prioritaire verrait-il pour la Tunisie pour les militants ; sa réponse était : les médias. Parce qu’ils sont aux premières lignes pour l’information du peuple. Sa crainte est que la corruption change de nature. Car si les journalistes tunisiens semblent s’être émancipés du pouvoir politique, il reste le pouvoir de l’argent contre lequel on ne peut rien faire.  

Après avoir vu ce film on sort ému, admiratif et en définitif plein d’espoir. Un peuple qui a réussi cela ne pourra plus jamais accepter une dictature quelle qu’elle soit. Il a exorcisé sa peur.
Désormais il n’aura plus jamais peur.


Livre : Tunisian Girl, Blogueuse pour un printemps arabe. De Lina Ben Mhenni
          Idigéne éditions.

Lina prix nobel ?  et  Nouvel Obs +